Memphis, Milan, 1981 : une rupture historique
Explosion de couleurs, motifs décalés, géométries instables : lorsque le groupe Memphis surgit à Milan en 1981, le paysage du design est encore dominé par une rigueur héritée du Bauhaus, de l’École d’Ulm et du fonctionnalisme nordique.
Depuis plusieurs décennies, l’objet devait être rationnel, dépouillé et au service exclusif de la fonction. Avec Ettore Sottsass comme figure centrale, un collectif de jeunes créateurs décide de rompre avec cette tradition. Ils mêlent stratifiés bon marché et matériaux industriels, formes asymétriques, couleurs vives et références multiples – de l’art déco aux cultures populaires, en passant par l’imagerie tribale.
L’effet est saisissant : ces meubles paraissent étrangers aux codes établis, presque irrévérencieux. Déconcertant pour certains, jubilatoire pour d’autres, le mouvement Memphis s’impose rapidement comme une provocation esthétique et culturelle, emblématique du basculement des années 1980.
Le jour où Milan est devenu Memphis
L’histoire du mouvement commence de manière presque anecdotique, dans l’appartement milanais d’Ettore Sottsass. Autour de lui, une poignée de jeunes designers et d’artistes venus partager idées et projets. En arrière-plan, le tourne-disque diffuse en boucle une chanson de Bob Dylan, Stuck Inside of Mobile with the Memphis Blues Again. De ce hasard naît le nom du groupe : Memphis, à la fois évocation d’une ville américaine, d’une capitale antique et d’un blues mélancolique.
Pour Barbara Radice, critique d’art et cofondatrice du collectif, cette ambiguïté est fondatrice : entre musique populaire et références savantes, entre kitsch assumé et culture mythologique, Memphis choisit de brouiller les pistes.
Quelques mois plus tard, en janvier 1981, le Salon du meuble de Milan fait office de scène inaugurale. Le public découvre des pièces qui tiennent autant de l’installation artistique que du mobilier domestique : la bibliothèque Carlton de Sottsass, semblable à une sculpture vaudou, le buffet Antibes de George Sowden aux proportions exagérées, ou le fauteuil Bel Air de Peter Shire, digne d’un dessin animé psychédélique.
Rien n’est conventionnel, rien ne semble pensé pour un usage pratique immédiat – et pourtant, ces créations fascinent. Elles captent les regards, interrogent, dérangent, et imposent une esthétique nouvelle, en rupture totale avec les dogmes modernistes.
Un design qui dit non
Pour Ettore Sottsass, le design n’a jamais été une affaire de style ou de simple décoration. C’est un langage, et même un acte politique.
Formé à l’architecture, nourri de voyages en Inde, il avait déjà secoué les codes en travaillant pour Olivetti dans les années 1960. La machine à écrire Valentine (1969), conçue comme un objet coloré et nomade, a marqué les esprits et figure aujourd’hui dans les collections de musées.
Avec Memphis, Sottsass franchit un cap : il transforme l’objet en manifeste.
Le groupe s’inscrit dans la lignée de l’Anti-Design italien, mouvement porté dès la fin des années 1950 par des collectifs radicaux comme Archizoom, Superstudio ou Radical Design, qui dénonçaient l’austérité du fonctionnalisme et les illusions de la société de consommation.
Memphis reprend cette critique mais la formule autrement : par le jeu, la couleur, le détournement. Ici, l’esthétique prend volontairement le pas sur la fonction. Le meuble n’est plus seulement utile : il devient provocation, signal, revendication.
Une manière de secouer un quotidien jugé trop terne, et de rappeler que le design peut aussi être un espace de liberté et de débat.
L’esthétique du choc
Memphis ne recule devant rien : plastique, stratifiés colorés, formica, contreplaqué laminé… Loin de rechercher la noblesse des matériaux, le groupe revendique le détournement et l’accessibilité. Ce paradoxe — s’inspirer du luxe tout en utilisant des matières modestes — devient sa signature. Les références se croisent sans hiérarchie : Art déco, Pop art, bandes dessinées, architecture maya, tribalisme africain ou imagerie américaine des années 1950.
Tout est mis sur le même plan, assemblé avec humour et irrévérence. Les meubles s’ornent de pieds surdimensionnés, de lignes brisées, de motifs géométriques répétés à l’infini. Comme le résume Barbara Radice, critique et cofondatrice du groupe : « Il s’agissait de libérer le design de la tyrannie du bon goût. »
Une révolution brève, mais décisive
Memphis n’a duré que six ans, jusqu’en 1987. Non pas par épuisement, mais parce que, selon Sottsass, « la révolution, on ne peut la faire qu’une seule fois ».
Ses créations trouvent vite des admirateurs prestigieux : Karl Lagerfeld remplit son appartement de pièces Memphis, David Bowie en devient collectionneur.
Le grand public, lui, reste prudent : trop radical, trop déroutant. Aujourd’hui, la société Memphis Milano continue d’éditer certaines pièces en série limitée, et le mouvement connaît un véritable retour en grâce depuis les années 2010. Ses codes visuels inspirent à nouveau la mode, les arts graphiques, les galeries, mais aussi le design numérique, repris ponctuellement par Google, Apple ou Spotify.
Les lampes Tahiti, les buffets Casablanca ou les étagères Kristall atteignent désormais des prix records aux enchères. Memphis n’est plus vu comme une excentricité passagère, mais comme un geste de liberté.
Cri de rébellion éphémère, il laisse une empreinte durable : celle d’un design capable d’émouvoir autant que de bousculer.